10 octobre 2004

Pour préparer la paix, faites des filles

La démographie est une science passionnante car elle est souvent juste. Les transitions démographiques sont lentes, et l’on peut donc prolonger les courbes avec une certaine assurance – et souvent avec inquiétude. C’est le cas notamment avec les indices de fécondité et le taux de masculinité en Asie. En Inde, en Chine, mais aussi à Taïwan et en Corée du Sud, on assiste au même phénomène : les bébés de sexe féminin sont rejetés, alors que les garçons sont ardemment désirés. Ainsi, en Chine, dans certaines provinces, lorsque naissent dix garçons, on compte seulement huit naissances de filles. Dès lors, on estime qu’il va "manquer" ces prochaines années quelque 100 millions de femmes dans le monde !
Comment expliquer pareille catastrophe démographique ? Bien entendu, les cultures ancestrales jouent pour beaucoup. Mais deux autres facteurs sont venus s’ajouter. D’abord le planning familial : depuis cinquante ans, en Chine, depuis trente ans en Inde, les gouvernements ont incité les familles à avoir peu d’enfants, pour maîtriser la surpopulation. Résultat : le désir de garçon s’est mué en nécessité absolue d’avoir un garçon premier-né (qui restera souvent unique). Seconde circonstance aggravante, les nouvelles technologies, en particulier la généralisation des échographies. Autrefois, on tuait parfois la petite fille ou on la vendait à des trafiquants ; aujourd’hui, on choisit le sexe de son enfant à naître. C’est plus pratique et moralement moins grave.
Dans notre dossier (pp. 44-49), le Prix Nobel d’économie Amartya Sen, qui est lui-même indien, insiste sur les conséquences de cette natalité sélective. Valerie Hudson et Andrea Den Boer, deux politologues américaines qui viennent de publier un livre sur le sujet, sont encore plus alarmistes : selon elles, des sociétés qui compteront tant d’hommes sans femme – ce qu’elles appellent des "branches nues" – peuvent verser à tout moment dans la violence.
Le régime de Pékin, conscient du problème, vient de prendre quelques mesures d’aide, en instituant notamment un système de pension pour les parents de fillettes. Mais le rétablissement sera lent. Et les naissances "manquantes" des années 1980-2010 ne seront pas rattrapables…
Philippe Thureau-Dangin
Courrier international - n° 727 - 7 oct. 2004

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